Éclats de temps – Phillipe Boisnard

L’humanité, prise dans le vertige égocentrique, ne semble penser que sa propre temporalité. La question de l’anthropocène montre parfaitement cela. Le monde se réduirait ainsi à sa seule prise en compte, son regard ne dépassant pas sa propre espèce. Heidegger posant l’ère de la technique, la suprématie d’un Gestell, comme intentionnalité profonde de notre constitution de la vérité occultant toute autre appréhension, explicite parfaitement cela. Le réel et l’ensemble des étants qui le constituent ne sont plus que des matières premières pour sa propre existence. Même dans les conceptions écologiques, c’est l’essence de la technique qui est portée, c’est la temporalité humaine qui est imposée au vivant, qui est l’étalon de la prise en compte des autres espèces. L’écologie est en quelque sorte le discours de régulation des matières premières nécessaires à notre propre survie. Ainsi l’homme s’est enfermé dans son propre temps. Individuellement il est obnubilé par sa seule finitude, constituée comme quantité, stock de temps. Collectivement, il subordonne toute réalité à sa seule espèce. Le travail de Cécile Beau déporte l’attention de cette limite intérieure de la constitution du temps, ouvre à des dimensions multiples de temporalité non anthropologiquement réductibles. Chacune de ses oeuvres semblent apparaître comme des éclats de temps répondant de réalités distinctes voire hétérogènes.

Par la focale sur des temps singuliers, elle ouvre un éventail de prismes temporels. Les oeuvres de Cécile Beau sont nées dans un contact étroit aux choses, sont liées à la transpassibilité de son être aux temporalités hétérogènes des matières. La transpassibilité — concept que je reprends à Maldiney — est cette possibilité pour l’homme d’être touché par ce qui survient sans le réduire à sa propre préoccupation, à ses propres projets. La transpassibilité c’est laisser paraître l’être de la chose en tant que la chose se donne à partir d’elle-même et non pas à partir du sujet humain. À propos de Cidad, l’artiste écrit que l’oeuvre est  » une minéralisation ayant changé d’échelle temporelle vers une activité organique autonome ». À travers ses oeuvres, c’est cette autonomie que veut déceler et montrer Cécile Beau. L’autonomie organique de la chose, exige pour le regardeur de se laisser toucher par la loi singulière d’une chose en tant qu’elle est, et non pas de la réduire à notre propre rationalité, compréhension. Dans cette autonomie, dès lors, peut apparaître de l’obscur, de l’insaisissable.   

Les minéraux, dans leur trois genres, paraissent immobiles. Ils sont immobiles, si on se tient face à eux selon notre propre finitude. Ils paraissent ne pas avoir de monde. Insensibles, inorganiques. Leur temps semble suspendu comparé à  notre propre durée.  Avec Particules, Cécile Beau présente une diffraction temporelle de ces deux temporalités : celle de l’homme, celle du minéral. Particules se présente comme un dispositif mural qui repose sur deux séries : une série de roches, disposées sur un mur selon un double repère : abscisse et ordonnée, qui représente leur datation et la profondeur de leur formation. Ces minéraux sont entaillés. Une tranche a été coupée et retirée. Cette partie retirée a été broyée et réduite en poussière, puis mise dans un sablier. Le sablier, comme le rappelle le titre de Junger Le traité du sablier, est le signe de notre propre temporalité. La mort dans sa figuration classique tient celui-ci, marquant notre irrémédiable être pour la mort. Deux temps se font écho, deux temps se confrontent et se rencontrent. Le temps humain, qui se joue dans le retournement du sablier, et le temps minéral, long, qui est dans l’immobilité du minéral. En quelque sorte, représentation de la phrase du Timée de Platon posée dans l’univers matériel. Le sablier est le nombre de ce temps éternel de la pierre. Par cet écart et cette proximité, notre temps devient fragile et se révèle relativement à cet autre temps. Notre temps se révélant laisse apparaître la temporalité du minéral.  Particules, donne à voir dans l’écart un temps de la chose qui échappe à notre temps. Inlassablement, je pourrai retourner le sablier, irrémédiablement, la temporalité de la chose s’échappera de mon décompte.

Mais la vision de Cécile Beau ne fait pas que disjoindre ces temporalités, elle interroge aussi l’infime des temporalités minérales, des temporalités micro-organiques. Dans Still alive, il ne s’agit pas seulement de confronter des formes de temporalité. Il s’agit d’abord de voir du temps, de rendre sensible une temporalité lente et inapparente. Sur un mur, trois goute à goute. En dessous de chacun d’eux, trois pierres calcaires. Une pierre corallienne, un calcaire sédimentaire, et un calcaire recouvert de mousse. Ce qui goute est différent pour chaque dispositif : de l’acide chlorhydrique pour la première, du vinaigre cristal pour la seconde, et enfin de l’eau. Peu à peu une métamorphose va se constituer pour chacune des pierres. L’acide chlorhydrique crée une érosion, le vinaigre une cristallisation, et l’eau amène une lente croissance du lichen. Ces trois mutations ouvrent trois déploiements temporels distincts. Les trois dispositifs semblent similaires, le goute à goute identique rythmiquement, mais l’observation rencontre trois modalités temporelles distinctes, qui produisent trois métamorphoses : de l’érosion à la vie.  « Ces pierres sont le témoignage d’une matière en déplacement, en mutation; une évolution rendu visible à l’échelle humaine », écrit-elle.  Ce travail de l’apparaître de l’invisibilité organique peut aussi passer par le son, c’est ce qu’elle crée avec Sporophore. Face à nous deux troncs d’arbres morts, deux corps végétaux décharnés morts, sur lesquels ont poussé des champignons. Tout semble immobile. Cristallisé dans l’immobilité. Ceci renforcé par le sol qui est fait de cristaux de sel. Pris dans la suspension de cette mort, cependant, des sons grouillants se font entendre. Ces sons proviennent des champignons. Par un dispositif fin et invisible, sont amplifiées les sonorités de cette vie inaudible, invisible des champignons. Le dispositif sonore révèle le temps grouillant de cette vie inapparente. 
Ce que l’artiste explore est en quelque sorte l’infra-réalité temporelle de la matière. Ce qui invisiblement bat au coeur des minéraux ou végétaux qu’elle choisit d’observer. Ces oeuvres sont comme des appareils de perception du temps, des formes de microscopes artistiques qui amplifient les degrés de réalité qui nous sont invisibles. Cette amplification passe aussi par la friction temporelle. Particules en était déjà le signe, une oeuvre comme Virga en est le parfait exemple. La friction temporelle n’est pas à confondre avec la fiction temporelle, comme pourrait l’être Cosmogonie sur laquelle je reviendrai plus avant. La friction temporelle n’est pas une invention de temporalité, mais la mise en dispositif selon une forme de frottement, de deux temporalités. Virga est une oeuvre simple au premier abord. Elle semble se donner d’un coup, sans que nous puissions nous saisir de l’hétérogénéité qui la constitue. face au regardeur : une fontaine, le bassin est gelé. Ce phénomène semble contradictoire avec le moment où nous nous situons. Déplacement, décalage saisonnier, bégaiement du temps où deux saisons se rencontrent. « Une zone où temps-météorologique et temps-durée s’entremêlent, se suspendent ». La friction temporelle destabilise l’appréhension de l’oeuvre. L’oeuvre n’est pas seulement une autre chose que moi, mais elle semble être dans une autre dimension que moi. Dimension parallèle, flash-back, flash-forward ? Ce que j’observe ne devrai pas avoir lieu, là, maintenant. Et pourtant est. La friction temporelle permet de rendre sensible la différence en nous faisant ressentir l’étrangeté de notre propre instant.  La friction temporelle présente en ce sens un paradoxe temporel dans l’entrelacement du temps. Ceci apparaît aussi avec Specimens : dans des aquariums, des végétaux étranges nous font face, plongés dans un liquide chimique. Ils semblent pétrifiés dans ce bain. Le son qui se déplie, est constitué de fréquences électro-magnétiques d’astres : le son est envoyé dans le liquide puis capté par un hydrophone. Ce son cosmique devient le son de ces végétaux des abysses. Liaison et mutation de deux réalités organiques; interpénétration de deux temps : celui du cosmos et celui de la profondeur liquide. 

Les frictions, les dévoilements, les mutations qui constituent l’oeuvre de Cécile Beau, d’aucune manière ne proposent de dialectique. En effet, la vision dialectique tient à la possibilité dans à partir des identités et de leur différence de poser une forme de réconciliation, qui comme l’énonçait Hegel, amène à ce que le « réel soit rationnel, et que le rationnel soit le réel ». En dernier ressort, dans ses oeuvres, la différence ‘est jamais subsumée sous la vérité de la temporalité humaine. Cosmogonie en est la parfaite illustration. Une matière noire, assez indéfinissable, tout droit sortie on pourrait croire d’un imaginaire lynchien, bouge circulairement. Une forme de tourbillon de matière noire, une forme cosmique sans luminosité.  « Cosmogonie suggère une autre temporalité, une allégorie d’une galaxie en formation » écrit-elle avec Nicolas Montgermont le co-créateur de cette pièce. Cosmogonie signifie la génération d’un cosmos, d’un ordre. Mais cette naissance n’est pas de l’ordre de la matière positive, mais de la matière invisible. Les deux artistes font référence ici par la noirceur à la matière noire en physique, matière qui constituant notre univers serait pourtant en retrait par rapport à l’apparaître. Cette autre temporalité ne peut être saisie par la nôtre. Cette oeuvre renvoie à ce qui jamais ne poura tomber dans notre appréhension. Ce que pose Cécile Beau ce sont des positions et des frictions entre celles-ci, et non pas des réconciliation. Elle cherche à conserver à travers ses oeuvres la singularité d’étrangeté des mondes qu’elle invente. 
Formation, mutation, cristallisation, friction, décomposition, grouillements imperceptibles, résolument tournées vers le temps, le travail de Cécile Beau laisse miroiter les éclats des différents modes temporels de la matière. Déplaçant le prisme de la perception, acceptant le touché des choses, elle crée des mondes de donation temporelle, où la perception du regardeur s’imprègne de rythmes d’être qui se sont plus de l’ordre humain. Invitation transfigurante du sensible temporel, elle nous initie à des mondes non-humains.

Phillipe Boisnard, 2017