Wood, wide, web – Sophie Bernal
par Sophie Bernal (curatrice indépendante et chargée de recherches au Centre Pompidou-Metz)
pour le catalogue Voisins de campagne #2, 2023
La polarisation des disciplines de l’art et des sciences, issue de la Renaissance et largement réinvestie au tournant du XXIe siècle, a constitué le substrat du bioart, mouvement issu des technologies de biofabrication. Le travail de Cécile Beau a cela de particulier qu’il s’y rattache plastiquement – elle recourt au langage du laboratoire, avec ses éprouvettes, aquariums et autre verrerie de chimie – mais c’est davantage sur les sciences non-technologiques que se fonde sa pratique.
La situer dans le seul sillage du Land art serait aussi erroné, puisque son œuvre ne vise pas tant à modifier le paysage naturel qu’à en révéler les propriétés, les processus et les fonctions. Elle puise indifféremment dans la géologie, l’astronomie, la géographie et la biologie, comme autant d’indices qui, mis bout-à-bout, forment le récit d’une Terre dont l’humain n’est pas le centre – ni même la périphérie, puisqu’il n’est tout simplement pas. C’est ce que Thomas Schlesser a appelé le mouvement anthropofuge, pour désigner les pratiques tournées vers une nature dont l’idéologie du progrès nous a isolés. Si Cécile Beau y est habituellement rangée, c’est que dans son œuvre, les humains sont systématiquement absents. Cette désertion peut traduire l’aspiration contemporaine à une conversation équitable avec le vivant, mais suppose aussi que la seule manière de rencontrer la nature serait de s’en extraire. Cette stratégie conduit à la fabrication de paysages qui, sans trace d’un passage humain, génèrent l’étrange sensation de mondes inconnus. Ils proposent un nouveau langage de création où le vivant insuffle ses principes propres.
Pour cela, elle créé des « mondes-systèmes » à partir de morceaux de vivant récoltés ça et là. Parfois à peine retravaillés, simplement reconstitués dans des espaces clos et urbains, leur seule présence suffit à semer le trouble chez celle ou celui qui l’observe.
Ces œuvres, résultant d’une collision entre ce qu’on appelle communément la nature et la culture, actent aussi de la mise en retrait de l’artiste, d’un pouvoir délégué à la forme, autonome. Sans pour autant dévoyer la fonction d’artiste, cette collision ouvre de nouvelles définitions de son rôle, à cheval avec celui de conteuse d’histoires. Cécile Beau conte. Elle emmène vers des mondes soustraits au visible.
Dans cet univers, l’expérience est de mise. L’œuvre est protéiforme, liquide, suintante. Qu’il s’agisse de La Siouva, une sculpture composée d’une souche d’arbre qu’elle co-réalise avec Anna Prugne en 2017, aux airs de spécimen arachnéen en mutation, ou bien de White Rabbit, une installation de cinq mètres de haut faite de racines de noisetier suspendues au plafond d’une maison, réalisée en 2009 avec Bertrand Rigaux, ses œuvres forment des systèmes naturels complexes, somptueux, baroques, bizarres.

Elles cherchent à « subverser une réalité par une autre d’ordinaire cachée » et rendent comptent avec justesse des circulations microscopiques ou quasiment imperceptibles des processus de croissance naturelle. Il ne s’agit plus tant d’un objet seul, mais d’un champ cognitif immanent au vivant. Cette idée se prolonge dans d’autres œuvres, qui font, elles, appel aux sciences de la tectonique, discipline qui interroge la formation et la structure terrestre et ses déformations. Elle recourt aux aquariums, qui contiennent tour à tour des objets organiques ou minéraux immergés dans du liquide – de l’eau ou des solutions chimiques – donnant à voir les états de transformation de la matière (Réversion, coréalisé avec Emma Loriaut, 2019 ; Spécimen, 2013).
Si ce qui frappe dans le travail de Cécile Beau est sa capacité à penser le vivant comme un outil capable d’orienter nos imaginaires, sa force réside dans l’invocation des sciences qu’elle réussit à mettre en récit, fondement même de la science-fiction ? Si elle trouvait là sa filiation, son œuvre se rapprocherait de la climate-fiction ou l’éco-fiction (genres d’abord littéraires avant d’être filmiques et plastiques), qui puisent dans les domaines de l’écologie, de l’urbanisme et de la géographie. Apparus dans les années 1960, alors que l’écologie devient un paradigme scientifique populaire, ils présentent pourtant la limite d’être souvent sombres et sans issue. Sur fond de fin du monde, ils tombent aussi bien souvent dans l’écueil de l’anthropocentrisme. Par exemple, Le Dernier Homme (2003) de Margaret Atwood, avec ses paysages désolés et ses animaux génétiquement modifiés, s’intéresse à une catastrophe écologique qui a ravagé l’espèce humaine. Mais le travail de Cécile Beau porte lui une bonne dose d’espoir. Il ne vise pas tant à pointer les responsabilités humaines dans la destruction des écosystèmes qu’à désaxer notre perception de l’espace commun.

Ici, tendu entre ciel et terre, un hêtre vieux de deux siècles dévoile son feuillage bruni. À ses pieds, d’imposantes racines aériennes jonchent la surface du sol. Vétéranes exploratrices de la terre, les tentacules déployées, elles délimitent avec fierté un territoire habituellement planqué sous terre. À la base du tronc, un trou. Un miroir déposé au fond de la souche révèle l’architecture complexe de ce qui se joue sous nos pieds. Insectes, champignons et petits mammifères y ont fait leur royaume.

Dans cet ensemble, se joue la « partition du vivant ». C’est Alain Damasio qui le dit, lors d’une perférence polyphonique sur le thème de la science-fiction : « mon intuition est que le vivant est fondé sur des partitions, dès le stade de la cellule, des partitions vibratoires, j’entends par là des séquences rythmiques d’agitations, que je conçois comme des modes d’agitation moléculaire. » Le travail de Cécile Beau prend racine dans ce même terreau, de mots, de sensible et de vivant. Et c’est précisément cet enchevêtrement qui compose Xylème, installation autour d’un vieil (h)être aux abords du Château de Tonneville. Son nom, elle le tire du domaine de la botanique. Le xylème, tissu végétal souterrain, joue un rôle de transit. Vaisseau du vivant, il conduit la sève brute des racines vers les feuilles, et forme une constellation complexe à cheval entre la neurologie et l’écologie. En résulte un système racinaire puissant de stratégie de survie collective.

Et si elle devait en poser une, la question soulevée par son œuvre serait peut-être celle-ci : quelle place accorder à l’imaginaire au milieu des savoirs écologiques ? Ou peut-être, à l’inverse, quelle place accorder aux savoirs écologiques dans le monde des idées ? Dans les deux cas, il est nécessairement question d’intrication, d’enchevêtrements, de mariages. Et ces notions-là sont convoquées à parts égales dans les savoirs techniques, technologiques et technoscientifiques. En témoigne la pousse rapide un peu partout dans le monde de vastes data-centers organisés selon des logiques proches de celui des réseaux végétaux. Les potentialités du vivant s’exploitent. Elles s’exportent. Aujourd’hui, on réussit à insérer des circuits imprimés dans le système vasculaire d’une plante, pour potentiellement y stocker l’électricité. C’est son wood-wide-web. Dans l’œuvre Xylème, de la même manière qu’ils ont nourri les récits de science-fiction (à la fois en tant qu’icônes de la modernité technique et structures du vivant), les réseaux font office de matrice.
Le miroir posé au fond de la souche dévoile l’intérieur de l’arbre, comme une « étrange cathédrale en construction » pensée comme un nœud musculaire de circulation.
Aux confins de l’art et de la science, l’œuvre de Cécile Beau est le fruit de rencontres entre des disciplines rendues poreuses, voire interdépendantes. « Aujourd’hui, on parle tout à la fois d’écologie moléculaire, d’écologie sociale, d’écologie disons naturaliste, mais aussi d’écologie de la perception, etc. Donc les sciences découvrent de plus en plus qu’elles ne peuvent isoler pour définir. », raconte Isabelle Stengers dans Résister au désastre (2019), un petit livre retranscrivant ses échanges avec l’ethnologue Marin Schaffner. Le domaine de la biologie doit être mis en dialogue avec les sciences humaines si on veut penser par le milieu. C’est aussi vrai pour le domaine de l’art. Et c’est précisément cette visée que poursuit l’œuvre de Cécile Beau. À partir d’une réflexion sur le territoire, elle fabrique des mondes du milieu. Des paysages en gestation, qui font coexister les existences, et accueillent, parfois, là où on ne les attend pas, des humains.
Surprise.