RE-MODÈLE – Éric Suchère
DESCRIPTION BRÊVE
Cécile Beau crée des œuvres mélangeant photographies, sculptures, sons, vidéos, objets naturels ou artificiels en partant de l’imaginaire scientifique, d’une méditation sur le monde, du temps, de la géologie, des phénomènes physiques, du végétal, de l’espace. L’œuvre de Cécile Beau rend compte autant du réel qu’il nous amène, par différents dispositifs, à rêver autour de lui. Ses pièces sont des déclencheurs, des fictions, des indices, autant que des modèles réduits de ce qui, parfois, frôle l’irreprésentable.
PROCESSUS
Déplier l’écorce d’un arbre comme une peau animale (Prunus Avium, 2020), photographier l’intérieur d’un arbre creux (Aven, 2020), créer un jardin de plantes datant du jurassique (La Fontaine hépatique, 2018), cultiver des cristaux d’argent, de cuivre et de plomb (Réversion, 2019), capter le son de fines bulles d’effervescence (Chambre résiduelle, 2018), simuler le ronflement d’une roche basaltique (Aoriste, 2018), établir le thème astral d’impacts de météores dans l’histoire (Météors ascendances, 2016), retranscrire sous une forme sculpturale et sonore l’harmonie des sphères de Johannes Kepler (Ellipses, 2016), montrer la transformation de roches sous l’action de processus chimiques (Still Alive, 2016), évoquer le temps par la composition géologique de roches (Particules, 2015), imager un tremblement de terre (Sillage, 2015), faire entendre la pousse de champignons (Sporophore, 2014), transformer les fréquences électromagnétiques émises par des astres (Spécimen, 2013), traduire sous une forme visible les ondes radio de différents objets spatiaux (Radiographie, 2012-2013), recréer un stalactite et un stalagmite (Sablier, 2012), imiter la foudre avec néon (Zibens, 2011), feindre la chute d’une goutte d’eau (Vallen, 2009)… tels sont quelques-uns des processus mis en œuvre par l’artiste.
… capter – créer – cultiver – déplier – établir – évoquer – faire entendre – feindre – imager – imiter – montrer – photographier – recréer – retranscrire – simuler – traduire – transformer…
FICTION
Une plaque de bois légèrement surélevée par rapport au sol. Sur cette plaque noire, une flaque d’encre de chine. On entend une goutte tomber sur cette flaque, une goutte qui vient provoquer des rides sur cette surface auparavant immobile, puis une autre, puis une autre. On entend une goutte qui tombe mais on ne la voit pas comme aucune goutte ne tombe. On voit les ondes concentriques provoquées au moment où la goutte éclate à la surface mais aucune goutte n’est jamais tombée. Il n’y a que le son d’une goutte qui tombe et un mécanisme pour provoquer les ondes. Nous lions les deux, vision et ouïe. Nous imaginons ce qui ne s’est jamais produit. Nous y croyons. Nous ne pouvons pas nous défaire de l’illusion. Une fois que nous savons, nous savons, mais cela ne change rien. Nous continuons d’être sûr qu’une goutte est tombée et a ridée la surface. L’illusion est parfaite.
Les œuvres de Cécile Beau sont simples d’apparence, précises dans leur fabrication, dénuées de toutes tentatives d’enjolivement esthétique – le plaisir de l’œil y est secondaire. Tout au plus dira-t-on qu’elles fonctionnent et beaucoup sont des machines même lorsqu’elles sont dénuées de tout mouvement. La plupart ont pour identité commune d’établir des fictions. Ce sont des machines à feintise (Vallen), des simulateurs (Aoriste), des modèles réduits dans lesquels se projeter (Fontaine hépatique). Il peut s’agir de faire semblant. Il peut s’agir, par la fiction, de se figurer (son et vision) ce qui n’est pas forcément figurable : une onde radio, l’harmonie des sphères, le bruit d’un champignon qui pousse, le temps géologique, etc.
ÉVOCATION
Des cubes de verre comme aquarium disposés sur des socles contenant une eau trouble dans laquelle on devine des masses végétales ou rocheuses tandis qu’un bruit environne composé de différentes fréquences qui se superposent, s’entremêlent : bruit sourd, vibrations, chuintements, souffles sans attaque, résonances.
La pièce crée une atmosphère. La pièce est l’atmosphère créée entre le son et la vue, entre les matières sonores et les matières plongées dans leur liquide : mousseux, coralin, filandreux, spongieux. Les surfaces ont leur équivalence sonore, de l’optique à l’haptique augmenté par l’imprégnation sonore. Nous baignons dans le son comme les éléments baignent dans leur liquide. Le son est la présence physique tandis que les objets sont à distance, doublement isolés – paroi et liquide.
Une explication ajoute comme Cécile Beau n’est pas créatrice d’ambiances : « Des fréquences électromagnétiques émises par certains astres sont diffusées directement dans le liquide puis captées par un hydrophone. Ces sons subissent une transformation durant leurs passages aquatiques puis nous sont donnés à entendre. »
Les astres émettent des ondes définies par une fréquence ou leur longueur d’onde. Cela permet de définir la direction précise de la source et ses caractéristiques. L’onde est, donc, la signature d’un objet invisible : ce que manifeste l’onde est une forme, mais ce que nous entendons est le bruit de l’astre. Ce que propose Cécile Beau est une composition d’astres, une musique des sphères. Mais, comme tout fréquence, celle-ci est modifiée, altérée, par le milieu qu’elle traverse. Quant à l’hydrophone, il transforme l’onde acoustique en signaux électriques qui sera à nouveau transformé en onde acoustique. Émission, captation, transformation, captation, transformation… quintuple processus de traitement du signal.
La connaissance et la compréhension du dispositif augmente le pouvoir de suggestion de l’œuvre. Il y a ce que l’on voit et entend. Il y a ce que l’œuvre ne montre pas mais évoque. Nous, spectateurs, sommes entre les deux, passant alternativement de l’un à l’autre.
MODÉLISATION
Une structure au sol formée de modules rectangulaires dessine un ovale dentelé. Des creux dans les modules forment des cercles qui s’interpénètrent. Des points lumineux parcourent chacun de ces cercles. Sous chacun d’eux, le nom de planètes ou de comètes auxquels ces points et orbites correspondent, ainsi qu’une longueur d’onde précisée en hertz : Mercure, Vénus, terre, Mars, Tempel, Pallas, Jupiter, Faye… Comme le précise l’artiste : « La position et note de chacune d’elles est retranscrite en temps réel sur une plaque. À chacun de ces astres est associée une fréquence (une note) selon […] la vitesse de rotation des astres autour du soleil. Cet ensemble crée une harmonie qui évolue lentement en continu en fonction du parcours des astres. » : une harmonie des sphères.
La théorie de l’harmonie des sphères remonte à l’antiquité et aux pythagoriciens. Elle présuppose que l’univers est réglé par les mathématiques dans des rapports harmonieux, par des proportions. Tout est nombre et il en va de même pour la musique régie, elle aussi, par des rapports numériques – la hauteur du son est proportionnelle à la longueur d’une corde qui vibre. Établir une gamme, c’est régler des proportions. Le son est mathématique. Si l’on combine les deux, l’intervalle entre les planètes peut définir une gamme. Johannes Kepler, dans Harmonices mundi (1619) fonde cette harmonie et ses correspondances non sur la distance entre les astres mais sur leur vitesse en fonction de la proximité de celui-ci avec le soleil. Chaque planète est un intervalle (ton, demi-ton, etc.) et chaque planète est une note changeante au fur et à mesure qu’elle se rapproche du soleil (de mi à fa pour la Terre, par exemple). Le tout forme un chœur avec différentes tessitures (ténor, basse, soprano, alto).
Dans l’œuvre de Cécile Beau, nous voyons, donc, une représentation de notre système solaire selon les lois de Kepler et nous entendons la musique qui correspondrait (peut-être) à la théorie de Kepler. Il y a une double modélisation, celle du système solaire et celle de la musique. Nous voyons le son et entendons le déplacement de ces corps : synesthésie ?
Encore que… Cécile Beau n’est pas une illustratrice de l’histoire des sciences et la représentation des théories de Kepler n’est pas son but. L’idée de Kepler est ce qui amène à. L’œuvre s’en rend indépendante. Nous suivons ces points lumineux en essayant d’imaginer les corps célestes. Ces points sont, en eux-mêmes, dérisoires, mais ce qu’ils symbolisent nous échappe, échappe à notre représentation. La musique, elle, procède différemment. La longueur d’onde de chaque corps produit, bien évidemment, un son, mais il nous est difficile d’imaginer que ce que nous entendons correspond à des planètes et leurs déplacements. L’opération que nous devons faire est mentale. L’œuvre est le déclencheur de cette opération. Il suffit d’accepter cette fiction pour, tout à coup, voir.
Alors, une écorce peut devenir une peau animale (Prunus Avium, 2020), l’intérieur d’un arbre creux se transformer en une grotte (Aven, 2020), des végétaux contemporains former une forêt jurassique (La Fontaine hépatique, 2018), une roche basaltique ronfler (Aoriste, 2018), un néon imiter la foudre (Zibens, 2011)…