Quand stalactites, fougères et lichens renversent notre perception du temps – Christelle Granja

par Christelle Granja
publié le 26 janvier 2022 dans Libération

En empruntant au minéral et au végétal, la plasticienne Cécile Beau expose des rythmes vitaux inattendus.

Vue d’exposition : «La Fontaine hépatique», Cécile Beau et «fougères», Bertrand Rigaux (Courtesy Galerie 22,48 m2. Paris)

Deux jours avant le vernissage, l’exposition 2 ou 3 était quasi montée. Restait encore à accrocher une grive empaillée, perchée sur une vertèbre fossilisée de dinosaure : «une vanité», explique l’artiste Bertrand Rigaux, qui partage avec Cécile Beau les quelque 22 m² de la galerie d’art (1). L’œuvre semi-taxidermiste est à l’image de l’exposition, qui offre dans une modestie assumée d’espace et de matière, un condensé vertigineux d’échelles temporelles. Face au frêle piaf, descendant des géants du Jurassique, la Fontaine hépatique de Cécile Beau rassemble d’autres rescapés de la 5e extinction de masse : le petit jardin intérieur abrite des fougères arborescentes, diverses mousses, et du lichen – plus précisément une hépatique des fontaines (marchantia polymorpha), qui donne son nom à l’installation.

Marathon de l’évolution

Ces voyageuses des ères géologiques, indifférentes au temps qui passe, perdurent sous la même forme ou presque depuis le carbonifère, soit environ 300 millions d’années : ce sont des espèces panchroniques, des «fossiles vivants» résume la sculpteuse, qui intervient très peu sur la matière qu’elle utilise. «Je prélève et je déplace», confirme-t-elle. D’apparence anodine, ces végétaux que Cécile Beau place sous nos yeux battent à plate couture l’humanité dans le marathon de l’évolution. L’hépatique des fontaines en a vu d’autres : qu’importe qu’on la foule parfois aux pieds, là bien avant nous, elle nous succédera sans doute.

«Si muove» de Cécile Beau, 2021. (Courtesy Galerie 2248m2)

Avec Si Muove, autre installation de l’artiste, c’est notre vision de la temporalité du minéral, cette «trame matricielle de l’univers», qui est renversée. Lampe frontale et casque antibruit sur les oreilles, équipée de masse et spatule, la plasticienne a prélevé de fragiles stalactites, non pas contre la paroi d’une grotte, mais dans un blockhaus de la côte bretonne. L’évidente datation du bunker ramène à notre échelle – guère plus de quatre-vingts ans – ces concrétions blanchâtres, parfois brunies de rouille, dont la formation a été accélérée par la fine couche de béton armé.

Matière en mouvement

A la galerie, ces stalactites deviennent mouvantes et aériennes, suspendues en un délicat mobile. «Il est fascinant que ce soit une construction humaine qui génère une matière minérale. Nous sommes face au temps d’une vie humaine, qui est aussi celui de la vie de ces pierres», observe Cécile Beau. La concordance est rare : le minéral, qui peut perdurer des millions d’années, paraît plus souvent quasi figé face à nos existences. Avec Si Muove, il semble pris de vitesse. Une critique de l’anthropocène et de l’impact de notre espèce sur les rythmes planétaires ? Plutôt une façon d’amener le spectateur à considérer le minéral comme une matière en mouvement, vivante, défend Cécile Beau : «Je convoque d’autres espaces-temps, ceux des règnes végétaux et minéraux, pour les rappeler à nous.»

(1) Jusqu’au 26 février 2022, exposition 2 ou 3, Cécile Beau et Bertrand Rigaux, galerie 22,48 m², Paris.