Fabrique de l’étrangeté – Émile Soulier

Composée d’installations où le son, l’image et l’objet entretiennent des rapports étroits et multiples, l’œuvre de Cécile Beau s’élabore dans l’adoption de points de fuite contradictoires. Le visible et l’invisible se mélangent. Le pur et l’impur s’entremêlent. Les radars de la perception s’étourdissent, embués par d’énigmatiques et atemporels bruissements. Ce sont des forêts, des rivières, des horizons et des brumes qui respirent comme aux premières heures du jour. Ce sont aussi des machines, des mécanismes, des usines, des illusions et des échantillons, témoins d’une attention quasi clinique portée sur les choses, la lame de son scalpel ouvrant des perspectives sensorielles, sous des lumières étales et selon des profondeurs de champ pour le moins hallucinées.

Avec une certaine pudeur et non sans quelques doses de malice, l’artiste semble vouloir dissimuler sa boîte à outils, que l’on devine équipée d’appareils numériques et de dispositifs électroniques. Elle enfouit ces instruments sous les racines des arbres, les galets des grèves et les nuages de vapeur, habillés d’éléments végétaux et minéraux décontextualisés, extraits et réagencés. Les matières organiques apparaissent bientôt nimbées de mystère dans les espaces vides qui les accueillent. Leur austérité devient irremplaçable. C’est une œuvre dénuée de présence humaine, saturée d’air, d’eau et de minéraux, où le seul corps réellement détectable demeure celui du spectateur, hissé au rang de protagoniste et invité à se perdre dans un réseau de stimulis feutrés et assourdis. Le monde réel apparaît en filigrane dans la trame des échantillons sonores. Les bruits appartiennent à l’ordinaire, mais les processus d’amplification, de dissimulation, de spatialisation et d’infiltration mis en œuvre les métamorphosent.

À rebours de nombre d’installations visibles aujourd’hui dans les musées, il ne s’agit pas ici de jouer sur les différentes formes possibles de l’immersion ou de l’enveloppement du spectateur. Les phénomènes acoustiques et visuels tels qu’ils se manifestent une fois ouvragés par Cécile Beau se tiennent à distance, comme les êtres insoupçonnés d’un biotope microscopique. L’appareil perceptif les poursuit à la façon d’un autofocus, travaillant le discernement et fouillant l’inaudible. Les yeux se déssillent. Les tympans se délient. Pour rassembler le matériau de ses pièces, Cécile Beau s’emploie à travailler des pratiques comme la collecte, l’enregistrement ou le découpage. Elle arpente le réel pour s’approvisionner en fragments, puis sélectionne, dispose, fusionne et croise, de sorte que naissent d’étranges hybrides, que le spectateur sera invité à découvrir. Les lieux brillent par le vide qu’il contiennent. Les sons interpellent par le silence qu’ils enferment. Les atmosphères irréelles, presque mutantes, agissent comme des réceptacles, où la conscience investigatrice se retrouve comme prise au piège. Comme dans une séquence cinématographique qui se serait brusquement coagulée et précipitée sous forme de matière, le temps et l’espace entrent en collision.

Les travaux de Cécile Beau s’offrent moins sur le mode du spectacle, lequel serait travaillé de l’intérieur par une dramaturgie et des effets de décor, que sur celui de l’expérience, définie comme mise à l’épreuve personnelle d’une chose, d’une matière, d’une structure ou d’un phénomène. Chaque nouvelle série, chaque nouveau projet se décale par rapport aux précédents tout en demeurant avec eux dans une sorte de résonance. D’une certaine manière, tous entretiennent un rapport privilégié avec la contemplation, notamment dans le rythme qu’ils impriment sur celui qui les confronte. Si la contemplation est incroyablement multiple dans ses formes et ses occurrences, elle nécessite presque toujours la lenteur et la disponibilité du corps. Elle opère une mise en oscillation de l’intériorité et de l’extériorité. Le bruissement confus des idées, des souvenirs et des désirs entre en contact avec les présences et les dispositifs sensoriels des objets et des phénomènes sensibles. Les sens s’ouvrent et se referment. La mémoire chuchote des impressions imprévues. L’intellect fredonne des enchaînements de mots et de gestes. L’amnésie du spectateur entre en mouvement, à la manière d’un ressac, ou d’une marée qui, en se retirant, laisserait finalement entrevoir d’énigmatiques vestiges.

Émile Soulier, 2010