L’œuvre au gris – Sally Bonn
Parlons du halo et de la couleur des astres brillants.
Parlons du souffle de la terre et des vents qui sortent des nuages.
Parlons des exhalaisons sèches et des exhalaisons humides.
Parlons de la salinité de la mer et de sa génération.
Parlons des excrétions, des concrétions, des ampholytes, de l’évaporation.
Parlons de la condensation et de la putréfaction.
Parlons des solides liquides, des corps chauds et des corps froids.
Parlons de tout cela.
Remontons aux causes premières, mais non vers les cieux des vérités générales, ou alors au-delà.
Hier soir, dans le ciel bleu foncé d’une nuit d’été approchant, j’ai vu, dans un halo mouillé, deux fins croissants de Lune lovés l’un dans l’autre. Je suis restée ainsi longtemps à contempler cette étrangeté manifeste et sa magie momentanée. L’apparence d’un monde redoublé, une sorte de décalage temporel du regard qui fait exister ensemble le moment d’avant et le moment d’après, quelle que soit leur durée, qui superpose les stations du mouvement, qui décompose le déplacement mais s’arrête en chemin et le fige. Et ce qui semble se figer et qui m’apparaît alors, c’est l’intervalle. Les deux lunes ont ouvert le temps, créé une faille temporelle et spatiale. Le monde renversé de l’absence de lieu. Car le lieu n’est pas la forme, le lieu n’est pas la matière, le lieu n’est pas l’intervalle. Et ça, je l’emprunte à Aristote.
On le sait depuis longtemps et les alchimistes l’ont assez dit, tout ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et tout ce qui est en haut est comme ce qui est en bas.
On le sait aussi, l’alchimie préfère les images et développe des rêveries.
Dans l’intervalle, je me glisse, m’y engouffre, dans ce flottement de l’absence de certitude qui est aussi l’endroit du possible.
Au cœur de la rêverie, il y a des pierres qui flottent dans le ciel et pèsent sur la terre, de l’eau sur Mars, du feu au creux de la surface terrestre. Il y a des roches qui se forment en défiant la gravité, il y a du gaz liquide et de l’air aussi. Il y a de l’eau noire et des plantes grouillantes, des forêts miniatures, des cailloux qui s’expriment. Quelques sons diffus, quelques échos cristallins.
Et puis, il y a des formes, des couleurs, des matières dont on ne sait la provenance et qui apparaissent sous forme d’images. Elles sont toutes de surface et de profondeur mêlées. C’est mystérieux et étrangement beau, ça brille de blanc, liquide lacté s’insinuant dans les anfractuosités de la matière, par endroit cascade furieuse ou filet d’eau ténu, devenu soudain ailleurs voile léger froissé, recouvrant délicatement les replis et gonflements ou encore devenu mousseux et épousant les bourrelets, les méandres de plis, de gris et d’or suspendus, montant ou descendant. Minéral ou végétal ou atmosphérique, on ne sait pas. Fond de l’eau ou grotte, immense chaîne de montagne d’une autre planète vue d’en haut. Vaste ou minuscule. C’est fascinant. Opaque et translucide, neigeux et dur. Tout cela pourrait convenir. On flotte. On veut s’approcher au plus près, parcourir comme on vole.
En alchimie, on le dit, souvent la pierre rougit, ou bien elle jaunit et se liquéfie, ensuite se coagule avant de devenir blanche. Et puis il y a toutes ses transformations. Elle se dissout, se putréfie, se coagule, se mortifie, se vivifie, se noircit, se blanchit, s’orne de rouge et de blanc, peut-être aussi d’or et d’argent.
Je continue à traverser tous les états de la matière, ne sachant où je suis tant tout est à la fois familier et décalé, bizarre. Une bizarrerie qui tient aux associations, aux mélanges, aux rencontres fortuites entre ce qui est comme tombé des étoiles et ce qui remonte du plus profond de la terre ou de l’eau, entre ce qui vient du fond des temps et ce qui revient d’un demain.
Dans l’impondérable, mon regard cherche à s’arrêter, découvrant des corps homéomères dont les propriétés passives ou actives sont peut-être déroutées ou peut-être inversées. Ce qui était cassable devient incassable, ce qui était flexible devient inflexible, ce qui était non malléable devient malléable, ce qui était ductile devient non ductile, ce qui était non volatil devient volatil, ce qui était friable devient visqueux. Et inversement.
Une roche, des mousses, une grotte organique, des branches qui courent sur la terre.
Je continue de flotter.
Tout est assombri, et là, en trois endroits, de la lumière qui filtre à travers une eau claire. Si on s’approche, comme suspendus ou posés dans l’eau, des pierres ou des métaux desquels poussent, croissent des efflorescences métalliques. De l’une coulent des cristaux d’argent, brillants dans la nuit, ils entourent une pierre suspendue et l’habillent de lumière diffractée, comme le temps. Dès lors, je peux voir à l’œil nu les transformations de la matière. D’une autre, c’est une excroissance dorée qui flamboie à l’air au sommet d’une pierre en partie immergée. Sous l’eau la matière vile, au-dessus l’éclat du cuivre. D’une dernière, une coulée plombée un peu visqueuse secrétée par une forme presque animale. Elle est inquiétante, tapie dans l’ombre mais emprisonnée par les parois de verre.
Ce qui s’accomplit sous le regard : la réversion. Et s’il y a transmutation des métaux, c’est pour les retrouver à l’état brut sous forme de cristaux : du plomb, du cuivre, de l’argent.
On est pris dans une exhalaison vaporeuse, une chaleur sulfureuse et une eau de pierre. Le subtil et l’épais.
Non loin, une eau noire d’encre, parfaitement lisse, épaisse et dense accueille ça et là des pierres d’un blanc pur, d’un gris ciment et d’un orange rouille et dont on perçoit la formation temporelle, couches superposées de matière minérale. Elles montent et s’élèvent ou bien s’étalent, formes molles durcies. En accostant ces îles désolées qui se reflètent dans un miroir d’épais liquide, leur formation s’annule. Ce qui les a édifié se retourne dans l’eau sombre. Haut et bas se confondent. Ces concrétions calcaires sont des stalagmites composées de minéraux issus d’une architecture de béton. Le temps s’est accéléré pour les former, quelques dizaines d’années à peine, c’est bien qu’on est ailleurs que dans le temps de la nature et dans le temps humain. Je ne sais pas comment je le sais, mais je le sais, sans doute me parlent-elles.
Je continue d’osciller dans le diaphane et l’obscurité. Le gris domine. L’eau et l’air montent, le feu et la terre restent dans le fond. Tout est là, en puissance et en acte. La substance des comètes. L’animé et l’inanimé.
Les corps changent de nature. Ils sont sublimés.
Ces formes et ces matières ont formé un univers. Je pourrais rester là longtemps.
Ce qui est né dans l’intervalle est une nouvelle étape dans la transmutation. La faille entre les deux lunes se referme à l’accomplissement de l’œuvre au gris.